L’Union européenne regrettera d’avoir fait des agriculteurs les boucs émissaires du changement climatique

Bruxelles est en passe de perdre l’Europe rurale, et elle ne pourra s’en prendre qu’à elle-même.

Eoin Drea est chercheur principal au Wilfried Martens Center for European Studies, le groupe de réflexion officiel du Parti populaire européen.

Article initialement publié en anglais par Politico. Traduit par la rédaction.


La guerre en Ukraine, et la valse des étiquettes qui a suivi dans les supermarchés, n’étaient-elles pas censées faire de la sécurité alimentaire une priorité absolue pour l’Union européenne ?

Lors d’un passage au Sommet mondial sur la sécurité alimentaire en 2022, le président du Conseil européen, Charles Michel, remarquait que des approvisionnements alimentaires stables sont « le défi mondial majeur aujourd’hui. . . et il est maintenant temps pour nous tous de traduire nos engagements politiques en actions concrètes ».

Hélas, au niveau de l’UE, « l’action concrète » s’est transformée en un travail de sape contre le secteur agricole qui nourrit ses citoyens. Avec la détermination du bloc européiste à positionner l’Europe comme le héros mondial de l’action climatique, Bruxelles est en bonne voie d’aliéner et d’appauvrir une grande partie de l’Europe rurale.

Se fixer des objectifs environnementaux de plus en plus ambitieux dans le confort de la bureaucratie bruxelloise est une chose. Gérer des réalités locales en tension, ce que la réalisation de tels objectifs implique réellement, est une autre paire de manche.

L’exemple des Pays-Bas.

Après des décennies d’une politique agricole commune (PAC) qui avait pour priorité l’augmentation de la production, les agriculteurs néerlandais s’entendent dire qu’ils sont les « méchants » du combat contre les émissions de gaz à effet de serre. Ainsi, bien que les Pays-bas ait été salués dans la presse comme le « petit pays qui nourrit le monde » et le « leader mondial de l’innovation agricole, pionnier des nouvelles voies pour lutter contre la faim », des dizaines de milliers d’exploitations d’élevage néerlandaises sont désormais menacées de fermeture ou d’appropriation obligatoire par l’État .

Tout cela se déroule dans le contexte du « verdissement » de la PAC, qui a déjà vu les agriculteurs européens réduire leurs émissions de gaz à effet de serre de 25 % entre 1990 et 2010. Même la Commission européenne reconnaît que « la PAC assure un niveau élevé de protection de l’environnement sur plus de 80 % des terres agricoles de l’UE ».

Les agriculteurs ne nient pas le changement climatique – qui les affecte grandement – et comprennent bien les actions qui sont nécessaires pour atténuer ses effets. Leurs appréhensions concernent le manque de réalisme de Bruxelles lorsqu’il s’agit de fixer des délais pour atteindre les objectifs environnementaux de l’UE, car ce sont ces délais qui seront la cause de l’effondrement des économies rurales.

Dans l’état actuel des choses, les agriculteurs sont étranglés par les objectifs du bloc européiste en matière d’émissions de gaz à effet de serre et de protection de la biodiversité. Cela a pour effet de vider l’Europe rurale de ses 10 millions d’exploitations familiales.

Le commissaire à l’agriculture Janusz Wojciechowski dans les les bureaux de Berlaymont [NDT siège de la Commission], ne semble s’en soucie nullement, malgré l’élargissement d’un clivage rural-urbain qui profitera finalement aux populistes des deux côtés du spectre politique.

Proie facile, l’Europe rurale est ciblée de façon disproportionnée par les décideurs politiques. Ainsi, alors que les constructeurs automobiles (en Allemagne), l’industrie nucléaire (en France) et les grandes sociétés pharmaceutiques (en Irlande et dans d’autres pays membres) ont leurs sponsors étatiques pour édulcorer – ou retarder – la législation européenne proposée, les agriculteurs sont sacrifiés sur l’autel des ambitions climatiques de l’UE.

De plus, l’agriculture n’est même pas le plus grand émetteur de gaz à effet de serre dans l’UE. En fait, les émissions agricoles totales représentent moins des deux tiers de celles provenant de la fabrication ou de la production d’énergie.

Dans ce contexte, la politique climatique de l’Union européenne, et sa responsabilité dans l’émergence des théories « décroissancistes », attisent déjà des troubles sociaux ruraux. Par exemple, le parti de droite Farmer-Citizen-Movement (en hollandais BoerBurgerBeweging, BBB) est désormais le plus grand parti du Sénat néerlandais et de toutes les assemblées provinciales, bien qu’il n’ait été créé qu’en 2019.

Et là réside un avertissement pour le bloc européiste concernant l’Europe rurale : l’expérience néerlandaise montre que les controverses concernant la planification environnementale peut aussi faire surgir des sentiments plus larges de dépossession de la hollande rurale. Comment expliquer autrement que les Pays-Bas (qui ne comptent que 50 000 agriculteurs), soit parvenus à donner près de 1,5 million de voix au BBB au début de 2023 ?

Au-delà des seuls agriculteurs, ces mouvements visent en réalité à représenter ceux qui vivent en dehors des grandes villes et qui se sentent exclus de l’élaboration des politiques dans les métropoles. Ils donnent la parole aux habitants des petites villes qui se sentent menacés par l’approche de plus en plus radicale des gouvernements en matière d’objectifs sociaux et environnementaux.

Ainsi, l’opposition croissante à la proposition de loi sur la restauration de la nature qui continue de faire la une des journaux, n’est qu’une manifestation du divorce entre l’Europe rurale et les élites politiques urbaines.

Les implications politiques ici sont évidentes : comme aux Pays-Bas, les électeurs ruraux vont déserter les partis centristes traditionnels pro-Union européenne et afflueront vers des mouvements de protestation plus larges qui nourrissent à l’égard de Bruxelles des sentiments beaucoup plus réservés. Il s’agira d’un passage à un type d’euroscepticisme plus bruyant qui, s’il n’est pas maîtrisé, finira par affaiblir le soutien global aux programmes de l’UE en matière de climat et de biodiversité.

Un désastre ultime pour l’Europe urbaine et rurale.

En 2018, le vice-président de la Commission, Frans Timmermans, a présidé un groupe de travail sur la subsidiarité, qui a produit un rapport préconisant une nouvelle méthode de travail qui « permettrait aux autorités locales et régionales et aux parlements nationaux de contribuer plus efficacement à l’élaboration des politiques de l’UE et à la conception de nouvelles législations ».

L’Union européenne serait bien avisée de se souvenir de ses propres préconisations, car Bruxelles est en passe de perdre l’Europe rurale, et elle ne pourra s’en prendre qu’à elle-même.

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