Le mythe des subventions aux combustibles fossiles

Selon un rapport de l’IEA (Agence Internationale de l’Energie)les subventions allouées aux combustibles fossiles représentaient en 2013 550 milliards de dollars, soit plus de quatre fois la somme des subventions aux énergies renouvelable. L’économiste Rémy Prud’homme explique dans cet article ce qu’il faut penser de cette affirmation

Par Rémy Prud’homme[1]

Les combustibles fossiles sont le nouvel Antechrist, le Grand Satan à la mode – « A combattre à tout prix et par tous les moyens » dirait Flaubert s’il complétait son Dictionnaire des Idés Reçues. Le moyen mis en avant par nos Bouvards et nos Pécuchets contemporains, c’est évidemment l’impôt, ultima ratio de toute politique. A l’appui de cette proposition est apparue l’affirmation que les combustibles fossiles étaient actuellement dans le monde très subventionnés : de 500 milliards de dollars par an. Cette affirmation est fausse. Si l’on veut bien se donner la peine de réfléchir au lieu de répéter, on constate que loin d’être subventionnés, les combustibles fossiles sont à peu près partout lourdement taxés. Aux niveaux de la production, de la consommation, ou des deux.

 Il y a sur-taxation de la production lorsque la fiscalité de l’activité extractive est plus élevée que la fiscalité des autres activités. C’est très généralement le cas. Les entreprises minières paient normalement l’impôt sur les bénéfices et la TVA (lorsqu’elle existe), et paient très souvent en sus des impôts spécifiques tels que des redevances (royalties) assises sur les quantités extraites ou sur leur valeur. Tout le monde sait que les revenus du pétrole constituent une part considérable (70%, 80%, 90%) du budget du Venezuela, de l’Algérie, ou de l’Arabie Saoudite – même si nos subventionnistes font semblant de l’ignorer.

 L’ampleur de cette sur-taxation est mal connue mais peut être estimée. On peut partir d’une évaluation du « prélèvement étatique moyen » proposée par le Boston Consulting Group : 30 $ par baril d’équivalent-pétrole. En multipliant par la quantité de barils produite, on obtient pour 2014 un chiffre d’environ 1.600 milliards de dollars. On peut aussi partir de la rente pétrolière et gazière, évaluée par la Banque Mondiale à 2.600 milliards de dollars (pour 2013), et multiplier ce montant par le pourcentage de la rente capturée par les Etats. Ce pourcentage n’est certainement pas inférieur à 50%. Cela met la sur-taxation de la production des combustibles fossiles à environ 1.300 milliards de dollars. Les deux estimations sont assez voisines. Par prudence, on retiendra la plus basse comme un ordre de grandeur de la sur-fiscalité qui frappait en 2014 les combustibles fossiles. 

 Il y a sur-taxation de la consommation de ces mêmes combustibles fossiles lorsque la fiscalité de leur consommation (ou de celle de leurs dérivés) est plus élevée que la fiscalité qui frappe les autres biens. Le cas de la fiscalité des carburants en France en est un exemple classique et frappant. Il suffit de comparer les prix hors-taxes et les taxes pour voir que l’essence est taxée à près de 140% et le diésel à un peu plus de 100%. Ces pourcentages se rapportent à 2014 ; en 2016, avec un prix hors-taxe nettement inférieur, les pourcentages sont encore plus élevés. Ils sont à comparer aux 20% de TVA qui frappent les autres biens en France. La différence est une très importante sur-taxation, qui provient de la fiscalité dite spécifique, principalement de la TICPE.

 On a calculé l’importance de cette sur-taxation pour les seuls carburants routiers dans plus de 200 pays en comparant le prix à la pompe avec un prix « normal » (approximé comme le prix hors-taxe français augmenté d’une TVA de 20%). Les carburants routiers sont surtaxés dans 87% des pays (en particulier dans tous les grands pays, même aux Etats-Unis, en Russie, en Chine), et subventionnés dans 13% d’entre eux. Pour les 36 plus gros consommateurs de carburants routiers on obtient une sur-taxation nette de plus de 440 milliards de dollars. 

 Les carburants routiers ne sont pas les seuls dérivés des combustibles fossiles à être sur-taxés. Pour la seule Europe, Eurostat propose une estimation détaillée de la sur-taxation de l’ensemble des combustibles fossiles : 300 milliards de dollars. In fine, pour le globe, la sur-taxation de la consommation de combustibles fossiles est certainement supérieure à 600 ou 700 milliards.

 L’addition des sur-fiscalités de la production et de la consommation donne donc un ordre de grandeur d’environ 2.000 milliards de dollars.

 Cela revient à une taxe carbone d’environ 120 dollars par tonne de CO2. Est-ce assez ? Il n’est pas illégitime de se poser la question. Les combustibles fossiles constituent une excellente assiette fiscale, assez facile à imposer, et dont la taxation a peu d’effets distorsifs négatifs. On peut discuter du montant de cette fiscalité, le considérer comme excessif – ou comme insuffisant – mais on ne peut pas nier l’existence de cette surtaxation.

 Comment les 2.000 milliards de dollars de sur-taxation facilement constatables dans les budgets des Etats se transforment-ils en un 500 milliards de subventions totalement invisibles dans ces mêmes budgets ? Cette transmutation de l’or en plomb a d’abord été pratiquée aux Etats-Unis (et sur le cas des Etats-Unis) par des ONG activistes comme Greenpeace ou WWF. Elle a ensuite gagné des institutions responsables comme le FMI ou l’AIE. Ce jeu du « qui veut noyer son chien l’accuse de la rage » repose sur quatre tours de passe-passe.

 Le premier consiste à ignorer systématiquement les 2.000 milliards de sur-taxation mentionnés ci-dessus. Pas à les nier, mais simplement à les passer sous silence. C’est ce qu’on appelle mentir pas omission.

 Le deuxième revient à baptiser subvention une moindre sur-taxation. Dans la plupart des pays, tous les carburants sont sur-taxés, mais certains le sont plus que d’autres. En France (après le tabac taxé à 350%), l’essence est le plus taxé des biens (à 140%), suivi du diésel (à 100%) – à comparer avec le caviar imposé à la seule TVA à 20%. Nos subventionistes définissent le prix « normal » des carburants comme le prix de vente de l’essence. Du coup, le diésel, le troisième bien le plus taxé en France, est transformé en un bien subventionné ! Avec cette manière de compter, tous les biens – sauf le tabac et l’essence – sont subventionnés en France. 

 Le troisième concerne les pays producteurs-exportateurs de combustibles fossiles. Dans ces pays les prix auxquels pétrole et gaz se vendent sur le marché intérieur sont généralement supérieurs aux coûts de production et inférieurs aux prix à l’exportation. Considérons un pays où le coût de production est 10, le prix de vente au consommateur 40, et le prix à l’exportation 100. Doit-on dire que ce pays surtaxe les carburants de 30 ou qu’il les subventionne de 60 ? Les organisations internationales choisissent la deuxième solution. Dans les comptes publics de l’Iran et l’Arabie Saoudite vous aurez bien les 30 de sur-taxation, mais aucune trace de cette prétendue « subvention » de 60. Si le prix à l’exportation passe de 100 à 50 (c’est à peu près ce qui s’est passé au cours des deux dernières années), la « subvention » ainsi calculée passe de 60 à 10. Avec les très bas prix actuels du pétrole, la prétendue subvention s’est largement évaporée. Une telle disparition – alors que ni les coûts de production ni les prix intérieurs n’ont changé – montre assez le caractère discutable, pour ne pas dire tendancieux, de la définition choisie. Cette évaporation doit un peu gêner nos subventioneurs car ils la cachent, continuant de s’accrocher au chiffre de 500 milliards calculé avec un pétrole à 120 dollars le baril.

 Le quatrième tour, le plus gros et le plus productif, consiste à sortir du chapeau les « externalités » engendrées par l’usage des combustibles fossiles : maladies pulmonaires, dommages causés par l’effet de serre, etc. Bien entendu, seules les externalités négatives sont considérées. Elles sont difficiles à évaluer et à valoriser sérieusement. On peut donc produire un chiffre élevé, que l’on ajoute au coût de production (généralement bien plus faible), pour produire un coût « total » très élevé. Plus élevé que le prix payé, même lorsque celui-ci est grevé d’une sur-taxation lourde. On baptise subvention la différence, et le tour est joué. C’est comme si on disait que le sucre est lourdement subventionné au motif que le coût de l’externalité d’obésité qu’il cause n’est pas compris dans le prix du sucre. 

 Les combustibles fossiles sont donc lourdement taxés. Le sont-ils trop ou pas assez ? On peut en débattre. Dans certains cas, une augmentation de cette fiscalité est plaidable. Mais présenter cette sur-taxation patente comme une subvention massive est une façon biaisée et peu honnête d’engager le débat. Comme disait Confucius, le premier principe de la bonne gestion des affaires publiques est de « rendre à chaque chose son vrai nom ».

Mai 2016



[1] Professeur des Universités (émérite) ; a été Directeur-Adjoint de la Direction de l’Environnement à l’OCDE et Professeur invité au MIT. Il est totalement indépendant, et n ‘a jamais, directement ou indirectement, reçu un sou de l’industrie des énergies fossiles.

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