La Grande Panne

Par MD

« Après la civilisation de la peine, la civilisation de la panne »

(Yves Lasfargue, cité par « Le Monde », 1995).

Introduction.

Comme chacun sait, le 28 avril 2025 à 12h 32, un évènement exceptionnel s’est produit : la péninsule ibérique s’est trouvée brusquement en grande partie privée de courant électrique pendant une vingtaine d’heures. Cette panne gigantesque a éclipsé – non sans raison – le reste de l’actualité et suscité un véritable torrent de commentaires qui ont occupé tout l’espace médiatique.

Que le lecteur se rassure, il n’est pas question ici d’en rajouter : l’objet du présent papier est seulement d’offrir une illustration graphique et numérique du phénomène tel qu’on peut le déduire des sources d’information officielles.

La source principale est naturellement le site espagnol REE (Red  electrica de Espana) qui fournit toutes les données utiles concernant la demande, la production, les échanges et le stockage de l’électricité par pas de cinq minutes. Les graphiques ci-après sont de l’auteur de cet article mais ils reproduisent fidèlement ces données numériques : on a simplement procédé à quelques simplifications en négligeant les données nulles ou infimes.

Production électrique espagnole.

Le graphique ci-dessous illustre la production, les échanges et la demande d’électricité entre le 25 avril et le 1er mai. Les valeurs négatives correspondent aux exportations.

Les jours précédant la panne, on voit que la production avait souvent largement excédé la demande (double trait en rouge) parfois jusqu’à 10 GW, d’où des exportations massives. Curieusement, l’Espagne importait de l’électricité du Portugal alors que la production nationale était déjà excédentaire, puis lui exportait son excédent immédiatement après. L’équilibre offre-demande était obtenu grâce à des exportations vers la France, ainsi que par des « échanges internes » (qui doivent correspondre à un stockage hydraulique par turbinage si l’on en croit les ordres de grandeur). Au plus fort des deux journées précédentes, la production solaire représentait plus de 55% ; elle était montée à 60% immédiatement avant la chute. La normale semblait rétablie le 29 avril au matin : la défaillance aurait donc duré une vingtaine d’heures.

Le graphique ci-dessous est un grossissement depuis le petit matin du 28 avril jusqu’au début de la reprise.

On voit le rôle qu’ont joué le cycle combiné à gaz et l’hydraulique dans la reprise (voir le ressaut vers 23h).

Le tableau suivant fournit les données respectivement à 12h30 et 12h35.

La production a brusquement chuté de 18 GW ; le nucléaire et le charbon sont tombés à zéro, de même que les exportations et les « échanges internes ». Les autres filières ont été réduites de 40% et 60% selon les cas. Apparemment, il restait encore environ 14 GW utiles : la panne n’aurait donc pas affecté la totalité du territoire ni la totalité des usages.

En complément, le graphique suivant illustre la répartition des filières dans la production immédiatement avant l’évènement.

Demande électrique espagnole.

Le graphique ci-dessous représente l’évolution de la demande réelle ainsi que des demandes dites « prévue » et « programmée » : ces dernières ont été assez erratiques avant le retour à la normale.

Cas de la France.

On trouve les données de production, d’échanges et de consommation dans la base éco2mix de RTE Le graphique ci-dessous illustre ces données pour les 28 et 29 avril 2025.

L’interconnexion entre France et Espagne a été automatiquement interrompue le 28 avril entre 12h30 et 13h30, mais les interconnexions avec les autres pays n’ont subi aucune perturbation. Il a été fait état d’une brève coupure de courant au Pays basque français, ainsi que d’une interruption momentanée d’un réacteur de Golfech. D’une façon générale, le réseau français semble n’avoir subi aucune perturbation notable. (On remarquera au passage les écrêtements du solaire entre 11h et 17h aux heures de grand ensoleillement).

Conséquences.

Il ne semble pas que cette défaillance généralisée ait provoqué de conséquences humaines dramatiques, mis à part quelques malheureuses victimes collatérales. Il se trouve par chance que l’évènement s’est produit en plein jour, par un temps radieux. On a vu des photos des passagers d’un TGV de la Renfe, arrêté en pleine campagne, en train de deviser patiemment, voire de pique-niquer sur les talus. D’après quelques témoignages, il semble que les Espagnols aient dans l’ensemble traversé l’épreuve dans la bonne humeur. On a vu aussi des photos de foules d’usagers se rabattant vers des modes de transports routiers qui n’avaient pas l’air très électriques…

Par contre, les conséquences économiques sont certainement très importantes et restent encore à évaluer ; il est à prévoir que beaucoup d’utilisateurs d’électricité, notamment professionnels, vont demander des comptes aux décideurs de la politique énergétique et aux gestionnaires du réseau. Il faut donc s’attendre à des contentieux interminables.

Conclusion (si l’on peut dire).

L’Espagne vient d’offrir involontairement à l’Europe (et peut-être au monde) une expérimentation d’un black-out en vraie grandeur dont l’analyse va être d’un grand intérêt. Les causes du phénomène sont encore inconnues : on nous annonce déjà qu’il faudra « au moins six mois » pour les mettre au jour, ce qui montre, soit la complexité du phénomène, soit un doute sur la possibilité d’une recherche sereine, ou les deux à la fois. On sait en effet jusqu’à quel point, dans les questions énergétiques, l’idéologie a largement pris le pas sur la technologie voire le simple bon sens. La proportion importante d’intermittentes dans le mélange électrique espagnol n’est pas nécessairement la cause de ce qui vient de se passer, mais le fameux « modèle » espagnol va être scruté à la loupe et on cessera peut-être de nous en rebattre les oreilles.

En attendant, les hypothèses les plus loufoques ont déjà été formulées puis aussitôt démenties. On évoque notamment un « phénomène atmosphérique » inattendu (d’ici qu’on l’attribue au « changement climatique », il n’y a pas loin). En tous cas, s’il suffit d’un petit coup de chaud ou d’un gros nuage pour faire s’effondrer un entier système électrique, c’est qu’il n’est pas très robuste. Dans les débats qui s’annoncent, il faut donc s’attendre à ce que les responsables et les « experts » s’agrippent à leurs prés carrés, à leurs convictions, à leurs postes… et aux salaires qui vont avec.

Espérons que les éléments factuels qui précèdent seront utiles à nos lecteurs ; si certains d’entre eux ont des connaissances techniques plus précises sur le sujet, qu’ils n’hésitent pas à nous en faire part.

Notre époque est décidément intéressante.

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10 réflexions au sujet de « La Grande Panne »

  1. Bonjour, merci pour vos articles de qualité.
    Au niveau mondial, un cas intéressant est celui du Texas (plusieurs centaines de morts en février 2021).
    Quand on parle des EnRi, on évoque le problème du stockage de l’électricité à grande échelle. Mais il y a aussi le problème de l’inertie : le réseau subit des variations de fréquence insoutenables.

  2. S’il faut six mois pour comprendre ce qui s’est passé alors d’autres pannes géantes dans la Péninsule Ibérique se reproduiront cet été !

  3. J’étais en vacances en Hollande lors de la canicule de 2003.
    Tandis que nos écolos glosaient avec condescendance sur nos centrales nucléaires en passe d’être arrêtées, selon eux, pour risque de surchauffe et de rivières à l’étiage, les journaux bataves titraient sur leur espoir que le nucléaire français n’arrête de fournir à la Hollande les précieux kilowatts qui leur faisaient cruellement défaut, leurs éoliennes étant quasiment toutes à l’arrêt faute de vent depuis des semaines.

  4. En Espagne comme ailleurs, les hommes politiques cherchent à gagner les élections, et les ingénieurs évitent de perdre les électrons.

  5. Pour info un réacteur de golfech s’est aussi arrêté grâce à l’Espagne. Mais en France nous n’avons pas eu plus de conséquence, car charité bien ordonnée commence par soi-même…

    • Il y a quelques années, le gouvernement espagnol s’est aperçu qu’il achetait de l’électricité d’origine voltaïque … la nuit !
      En effet l’électricité d’origine voltaïque était achetée à un prix très favorable pour des raisons écologiques grâce à des subventions, qui coûtaient de plus en plus cher.
      Mais d’où venait donc cette électricité d’origine voltaïque la nuit ? de petits malins qui faisaient fonctionner des groupes électrogènes à l’essence ou au fuel et encaissaient ainsi de jolis petits bénéfices ….

    • Paul Aubrin,
      En période nocturne, Il s’agit du solaire que les Espagnols appellent « Solar termica » pour le distinguer de « Solar fotovoltaica » (voir le camembert) il est vrai que les deux nuances de jaune sont peu discernables à l’impression des graphiques.
      MD
      J’avais écrit ceci il y a dix ans :
      – le solaire dit « thermodynamique » ou « à concentration », qui comme son nom l’indique consiste à concentrer le rayonnement du soleil vers une zone focale (ponctuelle ou linéaire) où l’on a disposé un réservoir de liquide. Par ce moyen, le liquide dit « caloporteur » est chauffé à très haute température et constitue en quelque sorte une source d’énergie thermodynamique secondaire. Celle-ci est alors utilisée pour produire de l’électricité, selon des procédés analogues à ceux des centrales thermodynamiques classiques (avec lesquelles le solaire à concentration peut d’ailleurs être couplé).
      MD

      • @MD
        Je veux bien croire que le solaire « thermodynamique » continue à fourni ses ultimes KWh après le coucher du soleil, mais je doute que le faible nombre de centrales solaires à concentration en Espagne puisse beaucoup concurrencer le photovoltaïque.

  6. message laissé ici
    https://www.climato-realistes.fr/premieres-lecons-de-lecroulement-du-reseau-electrique-espagnol/
    Oubliez l’hydrogène…
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    Jack6 mai 2025 at 21 h 56 min
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    C’est vrai que je préfère oublier l’H2 que le CO2 qui permet à nos forêts de faire pousser du bois pour qu’on puisse l’utiliser quand on en a besoin
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    Ceci dit , je ne suis pas contre le solaire et l’éolien
    Quand le soleil tape en hiver , j’ouvre les volets au lieu de faire marcher les radiateurs et quand le vent rafraichit en été j’ouvre les fenêtres au lieu de faire marcher le climatiseur ; avec l’intelligence artificielle on devrait pouvoir faire pareil pour le réseau électrique

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