Inondations en Libye : la plupart des pertes humaines auraient pu être évitées

Lundi 11 septembre à l’aube, des pluies diluviennes apportées par la tempête Daniel se sont abattues sur le Nord-Est de la Libye. Deux barrages construits en amont de la ville côtière de Derna ont cédé provoquant un raz-de-marée qui a tué des milliers de personnes. Compte tenu des personnes qui sont toujours portées disparues. Le bilan final pourrait atteindre 20 000 morts.

Progression de la tempête « Daniel »

En quittant la Grèce par le sud, la dépression Daniel a évolué très lentement en raison du blocage en Oméga situé sur l’Europe. En circulant sur les eaux chaudes de la Méditerranée, la dépression s’est chargée d’humidité et de chaleur évoluant en « medicane », (contraction de « Mediterranean hurricane ») nom donné à une dépression subtropicale.

Le « Medicane » a touché le nord de la Libye le dimanche 10 septembre provoquant une surcote (marée de tempête) et des pluies torrentielles, en particulier sur la région de Derna, ville située à l’extrémité d’une vallée, où coule un fleuve qui traverse la ville. 

En amont, plusieurs barrages ont cédé sous la force des eaux, dont les deux principaux sur la rivière de Wadi Derna. La ville de Derna a donc été ravagée à la fois par les crues liées à la rupture de ces barrages et par la submersion marine sur la côte. D’énormes coulées de boue ont détruit les ponts et emporté de nombreux immeubles avec leurs habitants de chaque côté de l’oued, avant de se déverser dans la Méditerranée. Près de 25% de la surface de l’agglomération a été submergée.

Les « medicanes » : un phénomène connu depuis longtemps en Méditerranée.

Contrairement aux cyclones tropicaux, les tempêtes méditerranéennes de type T.M.S. (Tropical-like Mediterranean Storm) se forment au-dessus d’eaux dont les températures ne sont pas nécessairement élevées, pouvant varier entre de 15 et 27°C. Le mécanisme qui intervient dans sa phase d’initiation est la présence d’un minimum dépressionnaire dans la moyenne et haute troposphère, appelé « goutte froide ».  Plus les contrastes de chaleur entre la « goutte froide », en altitude, et la chaleur issue de la mer s’intensifient, plus le vent souffle et plus les conditions se dégradent. Le phénomène de dépression se développe alors, évoluant en dépression « quasi-tropicale » (TMS). Pour atteindre le stade de « medicane », il faut du temps à la tempête quasi-tropicale. Après plusieurs heures, la valse des nuages qui s’enroulent autour du cœur de la dépression finit par créer un vide au centre de cette dernière : l’œil du cyclone. 

Quasiment chaque année, généralement à l’automne lorsque la mer Méditerranée est encore chaude, une dépression prend les caractéristiques d’une tempête tropicale avec des nuages enroulés autour d’un œil, une activité orageuse intense, des vents forts à la surface de l’eau et une température dans les basses couches atmosphériques plus élevée au cœur des nuages qu’à l’extérieur. En France, la Côte d’Azur avait été touchée en 2011 par le « medicane » Rolf en 2011 avec des vents à 150 km/h à Porquerolles. En 2001, l’Algérie avait été durement frappée par des inondations meurtrières avec 781 victimes.

La mémoire d’événements plus anciens s’est émoussée. Le journaliste égyptien Abdel Moneim Saeed évoque dans News Libye plusieurs inondations subies par la ville de Derna. Il s’agit notamment de l’inondation de 1941, qui a causé de lourdes pertes à l’armée allemande et dont personne n’a parlé à l’époque en pleine Seconde Guerre mondiale. L’historien libyen Al-Darnawi, évoque celle de 1956, et surtout l’inondation catastrophique de 1959. Bien qu’importante, l’inondation de 1986 avait été contenue par les barrages construits entre les années 1973 et 1977.

L’inondation d’octobre 1959 est considérée comme l’une des plus fortes inondations qui ont frappé la ville de Derna au siècle dernier. Il a été enregistré à la station météorologique de Derna 300 mm de précipitations en 3 jours. Un énorme tas de rochers a bloqué la vallée, l’eau a débordé balayant la ville et détruisant de nombreuses habitations. Le nombre de victimes n’est pas connu.

Dans le cas présent, le bilan libyen est d’ores-et-déjà le plus lourd pour ce type de phénomène.

L’effondrement des 2 barrages

« Les pertes tragiques en vies humaines sont en grande partie dues à la rupture des barrages, avec une libération soudaine d’eau laissant peu de temps pour se mettre en sécurité, et les débris entraînés s’ajoutant à la force violente des eaux de crue », a déclaré à France 24 Liz Stephens, professeur au département de météorologie de l’université de Reading. L’effondrement de ces deux barrages a provoqué un écoulement torrentiel exceptionnel évalué à 33 millions de mètres cubes capable d’emporter des bâtiments entiers. 

Ces deux barrages avaient été construits entre 1973 et 1977 par une entreprise yougoslave. Baptisés Derna et Mansour, leur hauteur est respectivement de 75 mètres et 45 mètres. La capacité de stockage du barrage de Derna est estimée à 18 millions de mètres cubes d’eau, tandis celle du barrage de Mansour est de seulement 1,5 million de mètres cubes. Les deux infrastructures ont été construites à partir d’un noyau d’argile compactée avec une coque en pierre qui, selon les experts est moins résistante que le béton.

Ces infrastructures étaient en mauvais état, comme l’indique un document publié en novembre 2022  par l’hydrologue de l’Université Omar al-Mukhtar, Abdelwanees A. R Ashoor. Ce rapport avertissait que les barrages retenant le cours d’eau saisonnier (connu sous le nom d’oued) nécessitaient « une attention urgente ». Il rappelait les inondations qui avaient frappé à plusieurs reprises le bassin fluvial depuis la Seconde Guerre mondiale.

Malak Altaeb, chercheur au Centre pour le climat et la sécurité de l’Université de Tripoli a déclaré que « Les barrages en Libye, et en particulier dans l’est du pays, n’ont pas été entretenus depuis des années et les organes de gestion n’ont pas fourni un soutien financier et des moyens adéquats pour soutenir les barrages, ce qui a entraîné des effets négatifs ».

Mais les 50 dernières années sans inondations ont endormi la vigilance des habitants comme celle des autorités administratives de la vallée. Des constructions ont été édifiées sur les rives du fleuve auparavant interdites car elles étaient situées sur des terrains hautement inondables. 

Le niveau réel des précipitations, toujours en débat

« Il est encore tôt pour déterminer si la rupture du barrage est due à un manque d’entretien ou s’il a cédé parce qu’il n’a pas été conçu pour résister aux pluies exceptionnelles qui sont tombées », a déclaré Liz Stephens, à France24, qui estime cependant qu’une surveillance plus minutieuse des barrages aurait pu être vitale pour éviter un effondrement.

Si 414 mm de pluie en moins de 2 jours sont tombés à la station d’El Beida situé sur la côte de la région libyenne de Cyrénaïque, comme le confirme la NASA (ce qui signifie qu’il est tombé pratiquement 2 ans de pluie en moins de 48 heures), la ville portuaire de Derna « n’aurait reçu » selon le site Reliefweb « que » 100 millimètres en 3 jours. Derna serait donc restée en réalité en marge de la tempête, la plus grosse partie ayant affecté Al Bayda, à 100 km à l’ouest. Cela est confirmé par les images satellite.

Selon d’autres sources, les quantités de pluie tombées en moins de 24 heures dans le bassin versant de la vallée ont dépassé 200 mm. Cela, explique que le bassin versant ait reçu plus de 115 millions de mètres cubes d’eau, une quantité bien supérieure à la capacité combinée des barrages (un peu moins de 25 millions de mètres cubes). Ces quantités, affirme-t-on, n’ont jamais été enregistrées auparavant dans toutes les crues enregistrées.

Le scénario le plus probable est celui d’un risque en cascade dans lequel le premier barrage submergé s’est effondré, libérant un torrent d’eau et de sédiments en aval qui s’est mélangé avec l’eau du canal pour submerger le barrage inférieur, qui s’est à son tour effondré. L’emplacement du barrage inférieur, situé à seulement 1 km en amont de la ville, a joué un rôle déterminant dans ce scénario catastrophique. Une distance si faible ne donnait aucune possibilité à l’inondation de se dissiper.

Le rôle du réchauffement climatique

L’inondation de septembre 2023 est la plus grave, destructrice et douloureuse de l’histoire de cette ville. Il ne fait aucun doute que de telles pertes humaines n’ont jamais été observées dans la ville au cours de son histoire.

Selon le météorologue Régis Crepet de la Chaîne Météo, les études sur le sujet ne montrent pas de liens clairs entre l’augmentation de la température de la mer et le nombre ou l’intensité des « medicanes ». En revanche, on a pu observer qu’une fois formé, un « medicane » a une durée de vie plus importante dans le cas d’eaux plus chaudes.

Une étude de l’IPSL (Institut Pierre-Simon Laplace) publiée quelques jours avant la catastrophe libyenne (le 5 septembre) suggère qu’un phénomène d’une telle intensité n’aurait pas pu se produire dans le passé sans être accentué par le réchauffement climatique. Leur conclusion est toutefois tempérée par la considération suivante : « nous avons une confiance moyenne à faible dans la robustesse de notre approche compte tenu des données climatiques disponibles, car l’événement est inhabituel dans l’enregistrement des données. »

D’autres études seront désormais nécessaires pour comprendre les causes de la catastrophe et faire la part éventuelle pouvant être attribuée au réchauffement climatique.

S’agissant des inondations en Libye, la question qui se pose est la suivante : le volume des précipitations a-t-il dépassé la capacité nominale des barrages, ou bien les barrages ont-ils cédé du fait de leur mauvais état ?

La plupart des morts auraient pu être évités

C’est ce qu’a affirmé Petteri Taalas, chef de l’Organisation météorologique mondiale lors d’un point de presse à Genève jeudi 14 septembre. Il a mis en cause la désorganisation liée à l’instabilité politique dont souffre la Libye depuis des années. Avec une meilleure coordination dans ce pays les autorités « auraient pu émettre des avertissements et les services de gestion des urgences auraient pu procéder à l’évacuation des personnes, et nous aurions pu éviter la plupart des pertes humaines» a-t-il déclaré.

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5 réflexions au sujet de « Inondations en Libye : la plupart des pertes humaines auraient pu être évitées »

  1. Donc finalement, deux barrages en très mauvais état ont cédé, provoquant une catastrophe sur des terrains qui étaient probablement déclarés inconstructibles de longue date.
    Historiquement, ces phénomènes de pluies intenses se sont déjà produits par le passé.

    Est ce qu’il est seulement pertinent de se poser la question de savoir si l’augmentation statistique minuscule de température sur un siècle à le moindre impact sur la survenue de ces météores ?

    • Il ne semble pas envisageable de voir dans ces phénomènes une empreinte du léger réchauffement observé depuis la moitié du 19e siècle, car les crues centennales, millénaire sont des phénomènes extrêmes ayant leur temps de retour indépendamment des tendances à venir. En outre, l’évolution du climat est sinusoïdale, prise en compte en tant que variabilité (naturelle) qui enregistre des fluctuations aux seuils non dépassés par l’optimum moderne.
      Il est clair que la catastrophe n’est pas liée à l’aléa climatique (pluies torrentielles), autant qu’à la vulnérabilité et des barrages, et de l’habitat occupant une embouchure initialement non aedificandi, car inondable.
      Le terme “tsunami” utilisé deux fois, n’a pas sa place dans le texte : du côté submersion marine, il s’agit d’un raz de marée (de tempête), et du côté rivière, il s’agit d’écoulement torrentiel exceptionnel dû à un accident (rupture de barrages), générant une crue diluvienne mixant coulée boueuse et lave torrentielle.

      • Bonjour, merci pour ce commentaire. “Tsunami” est en effet un abus de langage. J’ai remplacé la 1ère occurrence par “Raz-de-marée, et la 2ème par “écoulement torrentiel exceptionnel”

  2. Selon le météorologue Régis Crepet de la Chaîne Météo, les études sur le sujet ne montrent pas de liens clairs entre l’augmentation de la température de la mer et le nombre ou l’intensité des « medicanes ». En revanche, on a pu observer qu’une fois formé, un « medicane » a une durée de vie plus importante dans le cas d’eaux plus chaudes.

    Choix étonnant que de faire de la reprise de commentaire sélective. Je cite l’article de Régis Crépet en entier : “[…]plus chaudes. Cependant, une étude rédigée ce 5 septembre indique qu’un phénomène d’une telle intensité n’aurait pas pu se produire dans le passé, accentué par le réchauffement climatique.”

    On y croit ou pas, mais l’honnêteté aurait voulu de reproduire le paragraphe dans sa globalité.

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