L’affaire des éoliennes du Tréport

Par Rémy Prud’homme, Professeur des Universités.

L’affaire du projet d’éoliennes industrielles au large du Tréport, en Normandie, est bien plus qu’une anecdote. Cette triple absurdité en dit long sur la façon dont la France est gérée.

De quoi s’agit-il ? En 2013, le gouvernement a lancé un appel d’offre pour la création d’un parc industriel de 60 éoliennes en mer au large du Tréport. Cet appel d’offre a été gagné par GDF-Suez, maintenant Engie, associé à Areva. Mauvaise pioche : Areva a depuis liquidé son activité dans les éoliennes ; Engie fait maintenant affaire avec la Caisse des Dépots et un grand groupe hispano-portugais. On s’est ensuite aperçu que le parc en question empiète sur le territoire d’un parc naturel marin (le Parc naturel marin des estuaires picards et de la mer d’Opale), une zone environnementale fragile et protégée ; et qu’un avis conforme du conseil d’administration de ce parc naturel était indispensable. Fin 2017 ledit conseil a donné son avis : négatif, c’est-à-dire mis son veto à la réalisation du projet. Qu’à cela ne tienne, le ministère de la Transition Energétique avait pris la précaution de mettre les parcs naturels sous la tutelle d’une Agence Française pour la Biodiversité à sa main. Elle vient de donner son avis : positif[1]. C’est un veto au veto. Le parc industriel se fera.

Ce parc industriel est un scandale environnemental. Ce sont les spécialistes du parc naturel, les élus locaux, les marins pêcheurs au gagne-pain menacé qui le disent. Ils invitent à considérer le choc des quelques 500.000 tonnes de béton des fondations des éoliennes sur les fragiles équilibres biologiques de la zone. A imaginer les paysages d’Eugène Boudin avec 60 mâts d’acier de 120 mètres de haut. A penser aux milliers d’oiseaux et de chauve-souris [2]hachés ou éclatés par les pales des turbines (en évoquent l’émotion suscitée par les oiseaux mazoutés des vieilles marées noires).

 Ce parc industriel est un scandale économique. Si ces dommages environnementaux étaient le prix à payer pour une électricité propre, pratique, et bon marché, on pourrait – peut-être – s’en accommoder. Mais il n’en est rien. Ce parc industriel produira peu d’électricité : 1 TWh par an, pendant 20 ans seulement, à comparer aux 12 TWh par an des centrales de Fessenheim que l’on va fermer sans raison. Il produira une électricité de bien moins bonne « qualité », en ce sens que le parc ne fonctionnera que lorsque le vent soufflera, 30% des heures de l’année[3], et pas forcément aux heures où on en a besoin. Et cette électricité sera chère et lourdement subventionnée : EDF sera par la loi obligé de l’acheter à un prix supérieur à 200 euros le MWh (le chiffre exact est un secret d’Etat), alors que le prix de gros, ainsi que le prix auquel EDF est obligé de vendre une partie de son électricité nucléaire, sont inférieurs à 50 euros. La différence (150 euros) est remboursée à EDF au moyen d’un impôt sur l’ensemble de la production électrique qui figure (sous le nom de CSPE) sur votre facture d’électricité, et qui augmente d’autant le prix de l’électricité que nous payons. Sur 20 ans, cette subvention représentera environ 7 milliards d’euros[4]. On ne peut même pas trouver une justification industrielle à ce gaspillage : les turbines seront toutes fabriquées en Allemagne ou au Danemark. Au cœur de l’Afrique, on baptise « éléphants blancs » les investissements de ce type.

 Un scandale démocratique enfin. Le propre site du ministère l’avoue : « le cahier des charges a reçu de bons échos de la part de la filière. Il avait d’ailleurs été établi en concertation avec l’ensemble des acteurs ». Traduction en bon français : les industriels en ont dicté les conditions. Les procédures légales prévoient pour tout investissement public de cette ampleur étude d’impact, analyse coûts-bénéfices, et débat public. Elles ont ici été ignorées ou court-circuitées. Le consortium sélectionné le dit sans vergogne sur son site : « [en ayant été désignée lauréate, notre société] a ainsi obtenu l’autorisation de développer puis, après l’obtention des permis nécessaires, de construire et d’exploiter le parc ». L’incise sur « l’obtention des permis » est clairement superfétatoire. On l’a vérifié lors de l’épisode de l’avis du Parc naturel. Par un accident inattendu, cet avis a été négatif. Le ministère a promptement fait monter au créneau son l’Agence Française pour la Biodiversité. Les intérêts privés se sont mobilisés. Dans la discrétion ? Même pas. Quelques jours avant la délibération de l’Agence, la Directrice Générale d’Engie a publiquement déclaré : « un avis défavorable serait un signal très négatif pour la filière éolienne en mer ». L’avis de l’Agence   a évidemment été favorable. Un an plus tôt, la ministre concernée avait pris ses précautions, en remplaçant à la tête de l’Agence un directeur compétent (Polytechnicien, Ingénieur du Génie Rural et des Eaux et Forêts, spécialiste de la biodiversité) par un directeur militant (instituteur, puis apparatchik d’ONG), sans doute plus obéissant.

Deux petites touches, pour compléter ce tableau assez édifiant. Primo, les parcs éoliens en mer payent une redevance à l’Etat qui les subventionne (une sorte de rétro-commission en somme), dont 10% est affecté à l’Agence Française pour la Biodiversité qui autorise ces mêmes parcs. Dans la plupart des pays, on appelle cela un conflit d’intérêt. Secondo, le prix d’achat de l’électricité éolienne de notre parc (au moins 200 €/MWh) date de 2013. Depuis cette date, les coûts ont beaucoup baissé, comme les industriels ne cessent de le répéter dans leur propagande. Le bon sens et le sens de l’Etat suggèrent que, pour un investissement non encore engagé, une révision à la baisse du prix d’achat serait justifiée, pour ne pas dire nécessaire. Rien de tel n’est prévu. La baisse des coûts ne bénéficiera pas aux finances publiques ni au consommateur d’électricité : elle augmentera toute entière la rente du lauréat.

Cette histoire ne se passe pas dans la Pologne d’Ubu Roi, c’est-à-dire nulle part, comme dit Jarry, mais dans la France d’aujourd’hui. On y voit une mode, ou un vocable (transition énergétique), qui domine et bouscule tout, à commencer par le souci de l’environnement (le mot a d’ailleurs disparu du titre du ministère en charge). Transformée en « pompe à phynance », elle appauvrit le pays, et ses habitants, en particulier les plus pauvres. Elle sert les intérêts du « big business », même lorsqu’il n’est pas français. Et ce rouleau compresseur écrase au passage l’administration, la fonction publique, l’expertise, les élus locaux, et le droit des gens.


[1] L’accord a été donné avec réserves. Mais il ne faudrait pas confondre un accord avec réserves avec un accord sous conditions. Les conditions doivent être réunies pour que l’accord soit valide, les réserves n’affectent pas la validité de l’accord. L’une des “concessions” faites par le promoteur pour obtenir l’accord de l’Agence consiste à financer un “centre d’études scientifique” qui suivra le déroulement du projet. Rien ne garantit la scientificité dudit centre et l’on peut parier qu’il ne dira guère de mal de ses financeurs.

[2]  Un rapport de l’ADEME, une institution pourtant très favorable à l’éolien et qui déplore vigoureusement la lenteur de son développement, évalue à 1,6 million le nombre des chauve-souris victimes des éoliennes en France sur la période 2002-2015, soit plus de 130 000 par an (ADEME. 2017. Etude sur la filière éolienne française : bilan, prospective et stratégie – Rapport final. p. 167).

[3]  Les éoliennes en mer au large des côtes du Royaume-Uni, exposés à bien plus de vent que les éoliennes du Tréport, fonctionnent 34% des heures de l’année.

[4]  La très officielle et très sérieuse CRE (Commission de Régulation de l’Energie) évalue à 40,7 milliards la subvention publique de l’éolien en mer pour une puissance de 3 GW ; la puissance du parc du Tréport est de 0,5 GW ; la subvention dont elle bénéficie peut donc être évaluée à environ 6,8 milliards.

 

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